
1re lecture : Exode 12, 1-14
Psaume 115
2e lecture : 1re lettre aux corinthiens 11, 23-26
Évangile : Jean 13, 1-15
La Cène (Giotto v. 1303) Chapelle des Scrovegni, Padoue
1. C’est difficile de faire le lien entre les trois lectures, car elles s’aventurent apparemment sur des chemins différents : lequel choisir ?
2. Lequel choisir alors que – nous n’avons pas le choix – en horizon, en arrière-fond, se place le sacrifice sanglant de Jésus ? A nos oreilles retentissent – nous l’avons entendu déjà dimanche dernier avec la lecture de l’évangile de la Passion – les cris haineux de la foule contre Jésus, son procès déplorable, la lâcheté de Pilate, nous avons évoqué son chemin de croix jusqu’au Golgotha. Bien sûr, la Cène, le repas de Jésus est un moment où s’expriment une communion forte entre Jésus et ses amis, un moment d’intimité unique, où Jésus peut dire tout ce qu’il a sur son cœur en fait de désir d’amour et de salut…, mais immédiatement après cette célébration, la nuit sera là, nuit de Gethsémani, nuit d’un silence pesant, nuit où il est trahi par un baiser et où il mourra… Ce qui arrive à Jésus nous touche profondément, car nous savons que nous ne sortons pas indemnes de cet odieux procès, de ce mal qui va déferler contre Jésus, car en nous aussi il y a parfois une violence insurmontable, il y a aussi parfois une espèce de pacte tacite avec le mal, celui-là même qui a brisé Jésus. Les juifs qui ont fait condamner Jésus par la puissance romaine, étaient complètement enfermés dans ce mal.
3. Je vois alors dans la première lecture que le peuple d’Israël a décidé de sortir de cet enfermement, représenté physiquement et symboliquement tout à la fois par l’Égypte. Il faut en sortir ! Il nous faut à tout prix échapper à ce qui enferme l’homme, l’accable, l’empêche de raisonner sainement (entre parenthèses, voyez ce à quoi peut aboutir un tel aveuglement aujourd’hui (et sans doute hier aussi) : tuer son prochain est devenu une glorieuse profession de foi, une profession d’amour pour son Dieu…). Sortez ! Sortez ! nous dit le Seigneur dans le livre de l’Exode, c’est libres que vous devez aller dans le désert servir votre Seigneur, communauté unie et fraternelle. Les détails donnés sont alors savoureux, c’est le cas de le dire, puisque le peuple d’Israël est invité à inaugurer sa sortie par un repas où toute la famille, tout le clan est rassemblé, maître et serviteurs, enfants et adultes, on peut même imaginer le chien ou le chat – on est en Égypte – associé au repas. Il est ainsi écrit : Vous mangerez ainsi : la ceinture aux reins, les sandales aux pieds, le bâton à la main. Vous mangerez en toute hâte : c’est la Pâque du Seigneur. Le jeudi-saint où se profile déjà l’effusion de sang de Jésus, l’agneau pascal, ce même sang qui marquait les montants des portes des maisons des Hébreux, nous sommes rassemblés pour le repas de l’alliance, celle qui nous lie entre nous et avec le Seigneur… mais attention, c’est un repas non pour rester confortablement entre nous, mais pour partir à sa suite derrière lui librement, en faisant confiance, car ce chemin exaltant à bien des égards est aussi un chemin où épreuves et embûches ne manquent pas.
4. C’est le repas de l’amour célébré, vécu. Seigneur tu pars ? Je suis là… Seigneur je voudrais te dire, avant que tu t’en ailles, avant que les soldats et les gardes ne nous séparent de toi que tu comptes pour moi, même si une certaine pudeur m’empêche parfois de le dire et de te l’exprimer. Nous essayons ce soir de formuler maladroitement ces prières d’autant plus que sous nos yeux le Seigneur s’en va, et qu’après il sera trop tard pour le lui dire. Je ressens en cet instant mon indignité, ma faiblesse, mon état de pécheur, mais cela ne m’empêche pas, avec un surcroît de vérité et de justesse, de lui dire qu’Il compte pour moi. Cette foi en lui, elle ne vient pas seulement de moi, elle m’a été transmise, donnée gratuitement, c’est aussi une grâce qui vient du Seigneur et je veux en rendre grâce à mon tour.
5. C’est le moment donc où nous commémorons l’institution de la Cène, ce repas de l’amour qui rassemble les disciples – nous-mêmes – autour du Seigneur. Mais attention là encore ! Pas un repas qui nous renferme sur nous, sous prétexte que nous sommes les fidèles amis du Seigneur ! Vous savez bien que Jésus n’a eu de cesse d’ouvrir ses disciples à plus large qu’eux-mêmes, à voir au-delà des petites frontières que chacun peut tracer autour de soi. Saint Jean ne raconte pas la Cène à ce moment-là du jeudi de la Pâque, mais c’est le récit du lavement des pieds, sans doute parce qu’il estimait que les évangiles et saint Paul lui-même en avait fait assez. Mais ce retrait volontaire en dit assez long non pas pour opposer une scène à une autre, mais pour signifier que l’une est complémentaire de l’autre : pas de véritable disciple sans cette hantise pourrait-on dire, du service de l’amour de l’autre. Et pas de véritable service de l’autre, sans que cela ne soit relié très fort au sacrifice du don de la vie du Seigneur qui a dit : Ceci est mon corps, qui est pour vous. Car quand il dit « ceci » est mon corps, mon corps, c’est d’abord celui de tous ceux que vous soignerez, que vous nourrirez, que vous consolerez, que vous visiterez. Il ne faut pas dissocier l’un de l’autre… Jésus lui-même l’a démontré, lui pour qui le pauvre, le malade physique et spirituel étaient son propre corps qu’il a voulu remettre debout et donner la santé.
Pour terminer, comme le Colonel Beltrame a compris cela ! lui qui s’est offert à la place de son prochain, montrant ainsi peu de temps avant le jeudi saint et le vendredi saint, comme Jésus, l’exemple de l’amour total, livré, donné. Amen.
P. Loïc Gicquel des Touches